REVUE
DES
ÉTUDES JUIVES
VERSAILLES
CERF ET FILS, IMPRIMEURS 59, RUK DUPI.ESSIS, 59
^i^ REVUE
DKS
ÉTUDES JUIVES
PUlil.lCATlOiN TUlMKSTRlliLLE DK LA SOCIÉTÉ DKS ÉTUDES JUIVKS
TOME VINGTIEME
PARIS
A LA LIBRAIHIE A. DURLACHEH
83 »''% RUE LAFAYETTK . Vl^
1890 vi-^r^5
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RECHERCHES BIBLIQUES
XIX
VÉRIFICA.TIONS DOCUMENTAIRES DE DEUX DONNÉES BIBLIQUES RELATIVES A SENNACHÉRIB.
Jusqu'à ces dernières années, la véracité des récits bibliques concernant les faits et gestes des rois assyriens qui ont envahi la Palestine n'avait été méconnue que par ceux qui ne pouvaient pas ou qui ne voulaient pas jeter un regard sur les documents assyriens contemporains qui se rapportent aux mêmes événe- ments. Ces prétendus historiens, pour lesquels leur sentiment per- sonnel constitue le seul critère décisif de la valeur à attribuer aux narrations des anciens auteurs, ressemblent en tous points à des ouvriers qui, se fiant à leur habileté manuelle, négligent, de pro- pos délibéré; de se servir des outils nécessaires à leur métier. Ils manquent leur but et ne révèlent que leur suffisance. Le cas est différent quand il s'agit d'écrivains qui combattent l'historicité des récits bibliques par des arguments tirés de sources assyriolo- giques. De pareils arguments ne se réfutent plus par un simple haussement d'épaules ; ils réclament, au contraire, l'attention la plus sérieuse et doivent être examinés avec une parfaite impar- tiahté. Quelque profond que puisse être notre respect pour les auteurs anciens et notamment pour les auteurs bibliques, les faits qu'ils relatent sans arrière -pensée symbolique ou morale ne peuvent être que vrais ou faux, il n'y a pas d'état intermédiaire. Dans le dernier cas même, la sincérité des auteurs n'est nullement en cause, tout se réduit à la question de savoir si leur source de renseignement méritait ou non la confiance qu'ils avaient mise en elle. L'esprit humain ne serait pas ce qu'il est, s'il ne cédait ja- mais à cette sorte de surprise momentanée, et les historiens mo-
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RECHERCHES BIBLIQUES
XIX
VÉRIFIC ACTIONS DOCUMENTAIRES DE DEUX DONNÉES BIBLIQUES RELATIVES A SENNACHÉRIB.
Jusqu'à ces dernières années, la véracité des récits bibliques concernant les faits et gestes des rois assyriens qui ont envahi la Palestine n'avait été méconnue que par ceux qui ne pouvaient pas ou qui ne voulaient pas jeter un regard sur les documents assyriens contemporains qui se rapportent aux mêmes événe- ments. Ces prétendus historiens, pour lesquels leur sentiment per- sonnel constitue le seul critère décisif de la valeur à attribuer aux narrations des anciens auteurs, ressemblent en tous points à des ouvriers qui, se fiant à leur habileté manuelle, négligent, de pro- pos délibéré; de se servir des outils nécessaires à leur métier. Ils manquent leur but et ne révèlent que leur suffisance. Le cas est différent quand il s'agit d'écrivains qui combattent l'historicité des récits bibliques par des arguments tirés de sources assyriolo- giques. De pareils arguments ne se réfutent plus par un simple haussement d'épaules ; ils réclament, au contraire, l'attention la plus sérieuse et doivent être examinés avec une parfaite impar- tiaUté. Quelque profond que puisse être notre respect pour les auteurs anciens et notamment pour les auteurs bibliques, les faits qu'ils relatent sans arrière -pensée symbolique ou morale ne peuvent être que vrais ou faux, il n'y a pas d'état intermédiaire. Dans le dernier cas même, la sincérité des auteurs n'est nullement en cause, tout se réduit à la question de savoir si leur source de renseignement méritait ou non la confiance qu'ils avaient mise en elle. L'esprit humain ne serait pas ce qu'il est, s'il ne cédait ja- mais à cette sorte de surprise momentanée, et les historiens mo-
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dernes, eux-mêmes, sans excepter ceux qui ne s'agenouillent devant aucune divinité, n'ont que trop souvent adoré la déesse Erreur. Donc, chaque fois qu'une inexactitude historique nous est signalée dans la Bible, il est de notre devoir de rechercher si elle est fondée, et d'en accepter le résultat dans le cas affirmatif. C'est pour accomplir ce devoir, qui consiste à mettre la vérité au-des- sus des préférences personnelles et des considérations de sen- timent, que j'ai étudié avec soin les doutes soulevés tout récem- ment par un jeune assyriologue allemand, M. Hugo Winckler, au sujet de deux données bibliques relatives à Sennachérib. Le verbe quelque peu hautain et l'attitude triomphante de l'auteur ne m'ont pas empêché de consacrer à ses arguments une étude sérieuse, et, malgré ma meilleure volonté, le résultat auquel je suis arrivé, par rapporta Tune et à l'autre des questions qu'il a agitées, est abso- lument le contre-pied du sien. Non seulement son argumentation manque de solidité, mais ses informations épigraphiques et litté- raires se sont trouvées disproportionnées à l'importance du sujet. Je prends la liberté de fourrdr dans les lignes suivantes la preuve de ce que je viens d'avancer.
Mais, avant d'aller plus loin, il convient d'indiquer sommaire- ment les points en litige, qui mettent en jeu l'exactitude du narra- teur biblique de l'histoire concernant Sennachérib, II Rois xvii, 13-xix, 37. Le premier se rapporte à l'existence du haut fonction- naire assyrien mentionné sous le titre de rab-saris, « chef des eunuques », dans xviii, 17. Le second est relatif au fils de Senna- chérib nommé Sareçer, que Thistorien hébreu déclare avoir été complice de son frère Adramelec dans l'assassinat dont le roi assyrien fut victime pendant qu'il faisait ses dévotions dans le temple du dieu Nesoiik \ communément appelé Nesroch, xix, 37. Comme ce dernier événement a déjà été l'objet de plusieurs com- mentaires, je lui donne le pas dans la présente recherche.
Le verset, II Rois, xix, 37, qui relate la mort violente de Senna- chérib est ainsi conçu : « Pendant qu'il (Sennachérib) faisait ses adorations dans le temple de Nesroch, son dieu, Adramelec et Sareçer [ses fils] le tuèrent avec l'épée ; quant à eux, ils s'en- fuirent dans le pays d'Ararat. Son fils Esarhaddon régna après lui. >; Dans ce passage, le mot T'ps, « ses fils », était effacé dans le texte massorétique, mais les massorôtes eux-mêmes l'ont res-
^ Eu uos;>'ricn I^usku^ héb, *^'^0I1 .• oiûl, prince
lŒCIlEHCIlES BlHLIQl'ES ^
titué à l'aide du passage identique d'isaïe, xxxvii, 38, où il se trouve en toutes lettres. Il s'est aussi trouvé dans le texte que l'auteur du livre des Chroniques avait sous les yeux, car il résume ainsi que suit cet événement : « Il (Sennachérib) entra dans le temple de son dieu, et là, quelques-uns de ceux qui étaient issus de ses intestins (= quelques-uns de ses propres enfants) le firent tomber par l'épée (= le tuèrent). » Les Se[)tante ont égale- ment lu dans leur original le mot en question, qu'ils ont rendu par ot utoi àuToO. L'annonce portant que Sarecer était le frère d'Adrame- lecet son complice dans son acte parricide a donc iiguré dans le texte primitif, mais il s'agit de savoir si c'est un fait réel. Jusqu'à présent, il n'est venu à l'idée de personne de le révoquer en doute. M. Winckler n'est pas de cet avis. Il n'hésite pas à affirmer hardi- ment que Sennachérib tomba sous les coups d'un seul assassin. La chose, d'un très mince intérêt en soi, prend une certaine impor- tance quand on l'envisage au point de vue de la critique des sources bibliques; car, si la donnée du livre des Rois était inexacte, il en résulterait que l'auteur a puisé ses renseignements dans un document rédigé longtemps après l'événement relaté par lui et d'une autorité peu digne de foi. Examinons maintenant la preuve que M. Winckler fournit à l'appui de son affirmation. Elle se borne à un passage de la Chronique babylonienne, qui raconte ainsi qu'il suit la mort de Sennachérib et l'avènement d'Essa- rhaddon :
34 {Arah) TeMtu ûmu xx Jian Sin-ahî-irba sJiar Ashshiir o5 aplushu inasi/d iduM[shu xxxiiij shanâti Sin-ahî-irba sharrût Ashshur epiish ûmu XX Mn sha {arah) Tebit adi 27 ûmu II kan sha [arah) Adar siki ina Asibshur sadir 38 [arah) Simanu ûmu xviii kan Ashshur -ah-iddina aplushu ina Ashshur ina hnssî ittashab.
« Le 20 Tébet, Sennachérib lut tué par son fils dans une révolte. Sennachérib régna 23 ans en Assyrie. Depuis le 20 Tébet jusqu'au 2 Adar, la révolte dura en Assyrie. Le 18 Siwân, son fils Assurahid- din occupa le trône en Assyrie ».
En prenant au pied de la lettre l'expression « par son fils » au singulier, M. Winckler y trouve une contradiction avec le récit biblique, qui parle de deux parricides ; mais, s'il en est ainsi, il faut aller plus loin et affirmer que le narrateur hébreu a aussi inventé de toutes pièces les noms des parricides, Adramelec et Sareçer, que le chroniqueur babylonien ne mentionne pas. M. Winckler limite cependant sa négation à Sareçer seul, et n'ose pas nier l'authenticité du nom Adramelec, parce qu'il est
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garanti par d'autres témoignages, dont celui de Bérose. Sur ce point de détail, le chroniqueur babylonien se montre donc à nous moins bien renseigné que la Bible et Bérose ; comment pourrions- nous lui attribuer une autorité absolue en ce qui concerne le nom de l'autre prince, que ni l'écrivain biblique, ni sa source primi- tive n'avaient aucun intérêt à inventer ou à détacher d'un épi- sode différent où il aurait eu sa place? En bonne critique, la donnée biblique, formelle et précise, se trouve dans une situation beau- coup plus avantageuse que le silence de la chronique babylo- nienne, dont M. Winckler veut à tout prix faire une contradiction. Mais la vérité est que la contradiction n'existe que dans l'imagi- nation du commentateur : le chroniqueur babylonien, même en admettant qu'il ait connu tous les détails de la révolte, était bien libre de suivre la version populaire, qui faisait d'Adramelec le seul coupable, comme de passer sous silence le nom du meurtrier, pendant que la source biblique suit la version qui admet la com- plicité de Sareçer. Il ne faut pas oublier que le drame se passa dans l'intérieur du sanctuaire et que le peuple n'en eut d'abord qu'une connaissance très imparfaite. En tout cas , la donnée biblique porte le cachet de l'authenticité, et il n'y a aucune raison pour en affaiblir la valeur à l'aide d'arguments creux et sans con- sistance. On sait que la donnée de l'auteur hébreu relativement à la fuite des révoltés dans une contrée arménienne est confirmée à la fois par un passage d'Abydène et par le récit d'Essarhaddon lui-môme ; c'est une raison de plus d'admettre en toute confiance ses renseignements en ce qui concerne le rôle joué par Sareçer dans le drame odieux qui mit fin au règne de Sennachérib.
Il y a plus, dans sa hâte de signaler une inexactitude historique dans le livre des Rois, M. Winckler a également fait bon marché du témoignage d'Abydène, qui mentionne entre Sennachérib et Essarhaddon le règne d'un prince nommé Nergilus. Il est évident, et tout le monde l'a vu, qu'il ne s'agit pas d'un usurpateur étran- ger, mais d'un autre (lis de Sennachérib. M. Sclirader, après llitzig, a aussi vu que le nom complet du prince était Nergal-sareçer (= Nergal-ahar-iiçur , « Nergal protège le roi ») et qu'Abydèiie en a conservé le premier élément (Nergilus = Nergal), et la Bible le second [Sareçer)^. Un accord de cette nature intime vaut même inliniment plus qu'une identité absolue de forme onomastique, parce qu'il prouve Torigine indépendante des témoignages. Bérose, il est vrai, tel que le rapporte Polyhistor, dit simplement (page 27) : Et slructis ei [Semiacheribo) insidiis a filio siio Ardiimuzano
* Die Keilschriftcn und das altc Testament, p. 330.
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(corriger : Adramalaco) e vita excessisse, mais le passage est sans cloute fortement abrégé et passe délibérément sous silence le règne éphémère de Nergllus. Le passage complet a encore été sous les yeux de Josèphe, parce que, en le mentionnant, il n'y fait remarquer aucune différence avec le récit biblique. En tout état de cause, l'existence d'un prince du nom de Nergal-sareçer au moment de la mort de Sennachérib est attestée par Abydène dans le passage suivant, que je cite d'après la restitution généralement acceptée de M. A. von Gutschmid :
... qui [Scnnacherihus)' a filio Adramelo est mteremphts (interimel)atur). Deinceps aiitem post eum Nergilus regnavit : at hicnc ejusde^n f rater Axerdis ex eodem [iino] paire, non aniem ex eadem matre occidit [occidebat) ; et exercitiim pro- sequiitus in Byzantinoruyn iirhem injecit {injecîebat).
Axerdis, c'est-à-dire Essarhaddon, ayant été le fils de Senna- chérib et le frère (unilatéral) de Nergilus, celui-ci, qui gouverna l'Assyrie immédiatement après, avec le consentement du meur- trier, ne peut être que le frère de ce dernier. Mais alors tout nous fait croire, ainsi que le dit l'auteur biblique, qu'il a été complice d'Adramelec, à moins toutefois que M. Winckler ne nous apporte des preuves sérieuses en faveur de son innocence.
Enfin, en ce qui concerne le sort des meurtriers, le texte d'Aby- dène dit expressément que Nergilus a été tué par Essarhaddon. L'auteur biblique annonce au contraire qu'ils se sont sauvés tous deux en Arménie. Le début, malheureusement brisé, du prisme d'Essarhaddon semble confirmer la dernière version :
.. . / MsharriVma ushaçoHha. . . 2 labHsh annadirma iççarih kahatti 5 asJisJm epish sharriiti bit abiya nîpir slianguti]ia 4 ancb [ilu) Ashshiir (ilu) Sin {ilu) Shamabh {ilu) Bel {ilu) Nabû u [ilu] Nergal 5 {ilu) Ishtar ska Ninua {-kï) {ihi) Ishtar sha Arbailu {-M) 6 qâli ashshima imguru kibili 7 i7ia amiiskunu Jiinim shtr iakiltu 8 ishtaiiapparunimma alik la kalata 9 idâka nillallaJuna ninâra girrika 40 ishien unie II urne til vAM pan U7nrna?iatvja ul adgul H arkaa ul amur piqilti sisi çimitli nîri 12 nasli unût tahaziya 7il aqatçnr 4o çidU girriya ul ashpiik 44 Fhalûu kuccu arali Shabathio dannat kucci ni adur 45 kima iccuri sir- rin7ii mupparshi 46 ana sahap zairiya aplâ idâa 17 harran Ninua [-ki] pashqîsh urruliish ardïma 48 ellamua ina irçitim Hanirabbat gimir quradishuuu 49 çirûti pan girriya çabluma ushallu kakkishun 20 pu- luhii ilâni rabitti beliya ishupshunutima 24 iib lahdziya danni imu- o'iùfna emû mahhutish 22 {ilu) Ishtar beliù qabli tahazi ra'imat shan- gutiya 2o idâti iaziz?na qashtasumo taskbir 24 tahazashunu raksu tapthurma 25 ina puhrishumi iqbil umma annil shar-ard 26 ina kibi- tisha çirii idâa iitanas-àaru iqbû [alla shar-ani ?].
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«... J'ai déchiré [?mes vêtements?], j'ai rugi comme un lion, et mon intérieur a été bouleversé. Pour exercer la royauté delà mai- son de mon père et revêtir le gouvernement auquel j'avais droit, j'ai imploré (mot à mot : j'ai élevé mes mains) Assur, Sin, Shamash, Bel, Nabou, Nergal, Ishtar de ISinive, Ishtar d'Arbaïl. Les dieux ont exaucé ma prière. Dans leur grâce infinie, ils m'ont envoyé une an- nonce encourageante : « Pars sans retard, nous marcherons à côté de toi, et nous soumettrons tes ennemis. ^ Je n'ai différé ni d'un jour, ni de deux jours ; je n'ai pas eu confiance dans mon armée, je n'ai pas regardé derrière moi ; je n'ai pas distribué le nécessaire des chevaux attelés au joug qui portaient les engins de guerre; je n'ai pas amassé les provisions de mes troupes; je n'ai pas redouté la neige et les averses du mois de Shabath, qui est la saison la plus pluvieuse, et, semblable au faucon (?) qui s'élance, j'ai étendu mes bras pour abattre mes adversaires. J'ai pris la route de Ninive, en faisant des marches forcées et rapides. Dans le pays de Hanirabbat, les ennemis, voulant s'opposer à ma marche, avaient placé devant mes troupes tous leurs guerriers innombrables et allaient engager la bataille (mot à mot : tirèrent leurs armes), mais la terreur des grands dieux, mes seigneurs, les a abattus. En voyant m.on implacable bravoure, ils ont été saisis d'une grande peur. Ishtar, la dame des combats et des batailles, qui aime mon gouvernement, se tenait à côté de moi, brisait leurs arcs et défaisait leurs rangs serrés. Ils dirent alors tous ensemble : « Celui-ci est notre roi. » Par l'ordre sublime de la déesse, ils passèrent de mon côté en disant : « [Tu es notre roi ?]. »
On voit par ce récit qu'au moment de l'assassinat de Senna- chérib, Essarhaddon se trouvait en Asie-Mineure, dans la région de l'Amanus, et devait, pour se rendre à Ninive, passer par le pays de Hanirabbat sur le Haut-Euphrate. Là, les révoltés lui livrèrent bataille, mais leurs soldats, ayant pris peur, les abandon- nèrent après le premier choc et passèrent du côté d'Essarhaddon. Et comme celui-ci ne déclare pas avoir tué les meurtriers, il fait présumer qu'ils se sont sauvés dans la région voisine de l'Ar- ménie où ils étaient en sûreté. Cette contrée, que les armes assy- riennes n'ont jamais réussi à soumettre d'une manière efficace, est précisément le pays nommé Ararat dans la Bible, Urartu dans les inscriptions cunéiformes, et iirhs Byzantinorum dans Abydène (Gutschmid) ^
II
La seconde contestation de M. Winckler, ainsi que je l'ai dit plus haut, se rapporte à l'existence du fonctionnaire assyrien que
* Voir Schrader, Kcilschriften '.nd Geschichtforschung^ p. 531.
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le livre des Rois désigne sous le titre de Rad-sa^Hs, « chef des eu- nuques ». Voici le passage en question :
« Le roi d'Assyrie envoya de Lakis vers le roi Ezéchias, à Jf^ru- salem, Tartan, Rab-sarîs et Rab-shaqô avec une grande ar- mée, etc. »
Le passage parallèle d'Isaïe, xxxvi, 1, mentionne Rab-shaqô seul et omet les deux autres fonctionnaires.
M. Winckler part de l'omission de Rab-sarîs dans ce dernier passage pour déclarer que ce vocable est du à une fausse étymo- logie et qu'un tel officier n'a jamais existé à la cour de Ninive.
Voici comment il s'exprime :
(( Il est certain que « Tartan » est le Turtanu si bien connu des inscriptions assyriennes, et le Rab-shaqê correspond au Rab- sag assyrien. Cela est avéré depuis longtemps. Par contre, on n'a jamais réussi jusqu'à présent à trouver le rab-sarîs dans les ins- criptions. Que nous avons affaire ici à une fausse étymologie des Hébreux, que, par suite, le porteur de ce titre n'a nullement été « chef des eunuques », cela est déjà rendu vraisemblable par l'altération contournée qui a fait de Rad-sag un « chef- échanson », mais il faut en chercher l'explication dans une voie différente de celle qu'on a suivie jusqu'ici. Ce mot en entier est dû uniquement à la sapience d'un érudit connaissant l'assyrien, qui a traduit ou s'est fait traduire l'appellatif sumérien rab-sag en langue assyrienne et a introduit cette érudition à titre de glose dans le texte. Si l'on veut s'informer de la signification de rab- sag auprès d'un Assyrien, celui-ci le traduira dans sa langue par rab sfia rish (seigneur de la tête), ce qui se rend exactement en hébreu, o^iD -n^, et la façon dont ce mot a été produit explique très simplement pourquoi il manque dans le passage parallèle d'Isaïe *. »
Si l'on dé-brouille l'écheveau phraséologique dans lequel l'au- teur a enchevêtré sa prétendue critique, on met à nu les affirma- tions suivantes :
1° L'existence de rab-sarîs, vocable et personne, est suspecte par suite du silence du passage parallèle.
2° Le rab-sarîs ne se trouve pas dans les inscriptions, donc il n'a pas existé.
3*^ Les Hébreux, grâce à une fausse étymologie, ayant pris le mot rab-shaqê au sens de « chef-échanson », ont cédé à la même erreur en interprétant r«&-5aHs par « chef des eunuques >^.
4° Le mot rab-sag est un appellatif sumérien.
* JJntërsuchungen zur altorientalischen Geschichte, p. 138, V.
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5» Ce mot, traduit en assyrien, donne rab sharish, d'où, par erreur, la forme hébraïque rah-sarîs.
Est-il besoin de dire que la fragilité de ces affirmations n'a d'égale que l'audace avec laquelle elles sont formulées ? Il m'est facile de le démontrer.
D'abord, en ce qui concerne' le point de départ, savoir la non mention de rab-sarîs dans Isaïe, xxxvi, 1. M. Winckler est, à ma connaissance, seul à s'en étonner. Il faut ne pas avoir lu ce cha- pitre pour ne pas voir que c'est une copie parfois abrégée de II Rois, xviii, 13-xix, 37. Il y manque, par exemple, le récit re- latif au payement du lourd impôt par Ezéchias (v. 14-16), et ce- pendant le payement et la somme même du tribut imposé sont confirmés par les textes de Sennachérib lui-même. L'omission de rad-sarîs dans Isaïe n'a donc rien qui puisse étonner, et cela d'autant moins que le tartan n'y est pas mentionné non plus; celui-ci est-il pour cela moins authentique ? L'inexpérience du singulier critique en fait de lectures bibliques est vraiment in- croyable.
Mais que faut-il penser de l'affirmation môme qui efîace d'un trait de plume la fonction de rab-saris comme n'ayant existé que dans l'imagination de l'écrivain du livre des Rois ? Je renonce à la qualifier. Le critique semble ignorer qu'à la prise de Jérusalem par Nabuchodonosor, le 7'al)-saris se trouva au milieu d'autres hauts fon(îtionnaires babyloniens dans la suite du vainqueur, Jérémie, xxxix, 3. Au verset 13 du même chapitre, on lit même le nom propre du 7^ab-saris, o^'^p n^ i^rçinj, ce qui répond exactement à la forme assyrienne Nabushczibanni, « Nébo sauve- moi ». Le chef des eunuques ayant revêtu une fonction militaire chez les Babyloniens, tout fait présumer qu'il n'en fut pas autre- ment chez les Assyriens. L'argument tiré de ce que l'on n'a pas encore constaté le mot 7Yib-saris dans les inscriptions n'a aucune valeur en face de ce témoignage désintéressé. Du reste, ce manque de constatation se réduit simplement à notre impuissance à re- connaître la prononciation réelle de plusieurs idéogrammes qui forment la désignation de divers fonctionnaires ; il est donc très vraisemblable que l'idéogramme rendant le mot roh-sarls soit déjà connu depuis longtemps.
Nous pouvons aller plus loin dans notre démonstration. Par une bonne chance vraiment rare dans des cas pareils, nou$ sommes en mesure de prouver, à l'aide d'un document rédigé à Ninive même et précisément durant le règne de Sennachérib, non seulement l'existence de la fonction de rab-saris à la cour de ce
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roi, mais le nom propre de ce fonctionnaire, qui est très proba- blement le pprsonnage mentionné dans la Bible.
Ce document auquel je fais allusion est une brique conique conservée dans le British Muséum et contenant une inscription bilingue en assyrien et en araméen, publiée tout récemment, sous le numéro 38, dans le premier fascicule araméen du Corpus ins- crijjtionum semUicarum.
La version araméenne seule nous intéresse ; elle est ainsi conçue :
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« [Cinq mesures] d'orge livrées par le fils du roi à Hamathuth de Haddua, 5 à 7 et moissonneurs 5. Archontat du chef des eunu- ques [rab-sarîs) Nabusaruçur. »
Ce témoignage formel date de 682, qui est la dernière année du règne de Sennachérib. Nous savons par la liste des épon3'mes assyriens que Nabusaruçur était archonte alors, mais le docu- ment araméen nous apprend, de plus, que ce personnage revêtait, en outre, la haute fonction de rab-sarîs. La preuve est péremp- toire, et l'exactitude de la donnée biblique en ressort avec évi- dence.
Je terminerai par quelques observations à propos des autres affirmations du prétendu critique, affirmations qui, bien qu'ayant perdu toute valeur par suite de l'écroulement de leur base, peu- vent néanmoins nous donner une idée de la légèreté avec laquelle leur auteur a combiné l'explication de la création du mot rab- saris par Técrivain hébreu.
Il est absolument inexact que les Hébreux de l'époque biblique aient jamais pu comprendre sous la forme îip'i^n un chef des échansons ; le qal de np'i n'est pas usité en hébreu et, de plus, suivant l'analogie de r:372, ï^5p, ïi^âp, ïia"!, le vocable npô n'aurait pu désigner pour eux qu'un objet buvable, non ceux qui donnent à boire; il faut pour cela û''pu3^. Mais, en réalité, les anciens ont pris tip^^i'i comme un mot indivisible. Les Massorètes sont d'ac- cord là-dessus avec les Septante et Josèphe, qui orthographient
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constamment Pa<]/axy^<;, Rabsoces, comme ils écrivent aussi en un mot Pat];afU, et ils n'ont pas cherché à le traduire. Par contre, la Massore sépare o^nD-n^ en deux mots, parce qu'elle y a vu, avec raison, le chef des eunuques. La fausse interprétation de ï^p'isn par « chef des échansons » est due aux étj^molopjistes relative- ment modernes et dépourvus d-u vrai sentiment de l'hébreu. D'autre part, la forme r^p'i^n rend littéralement l'assjTien 'rat- sJiaqê, « grand ou supérieur des chefs ». La chuintante assjTienne est rendue dans la Bible tantôt par un o, tantôt par un ':î. On a ainsi n5N:73bt3, litNT^;, *;i::inD, *ii^nncî$, ^3r">4.'?? ^n face des formes littéraires assyriennes Slnilman-ashar{id) ^ Shar-Kçur, Sha7''-iiMn,Asfishur-aK-iddin, Sliumgir-Nabii. Les transcriptions araméennes de l'époque montrent la même fluctuation. Comparez : nnni:5N% ûb'siiirnD, ^imsms, etc., pour Ashshur-iabbii, Nahii-shallim, Nabu-shar-uçiir. Tout cela indique une hésitation dans la pro- nonciation de la chuintante chez les Assyro-Babyloniens eux- mêmes. C'est une preuve de plus en faveur de l'antiquité de îa tradition hébraïque : des auteurs postérieurs auraient mis l'uni- formité dans leurs transcriptions.
Enfin, les affirmations n^» 4 et 5 suivant lesquelles la traduc- tion assyrienne rab-sha-rish du titre sumérien rab-sag aurait produit en hébreu rab-sarîs^ sont on ne peut plus chimériques, car il y a autant d'erreurs que des mots. D'une part, le synonyme de rab-sag est non rah sha rish, mais simplement rab rish à l'état construit, sans le relatif 5/ia, qui n'a ici aucune raison d'être. D'autre part, tout sémitisant sait que nn est un mot commun à toutes les langues sémitiques, par conséquent, la forme 7^ab- sag serait une composition hybride mi-sémitique et mi-sumé- rienne. Mais la vérité est que la racine shaqû^ « haut, élevé », source de l'idéogramme sag et formant le second élément de Mpiiri'i, est d'origine purement assyrienne. Les inscriptions cunéi- formes en fournissent les emplois les plus divers : permansif shagata, passé Uhqù, 2° voie : ushagqi (usheqi), shaphel : shu- shqû, etc. En dernier lieu, enfin, tout commençant en assyrio- logie sait que l'idéogramme de rip'^an se compose des signes gai- sag, et non de rab-sag. Après tant d'erreurs sur des points élé- mentaires, nous n'avons plus qu'à tirer l'échelle.
J. Halévy.
UN MOT SUR LA DOGMATIQUE
DU CHRISTIANISME PRIMITIF
Il est impossible de bien comprendre le caractère et l'origine du christianisme primitif si on n'en recherche pas la source dans les mœurs presque maniaques et dans le mysticisme des Esséniens. Les traits que nous présente le christianisme dans les deux Evangiles relativement les plus anciens, celui de Mathieu et celui de Marc, ressemblent si évidemment aux traits particuliers des Esséniens, comme Josèphe les a décrits, qu'il est surprenant qu'il y ait si peu de savants qui ramènent l'origine du christianisme à Tessénisme. L'horreur du serment, même d'un serment vrai et légitime, l'éloi- gnement pour le mariage, le mépris de la propriété privée, du mammon, la retraite dans un ordre fermé, dont les membres vivent en communauté de biens, sont des traits qui caractérisant d'autant mieux les deux sectes, qu'elles se distinguaient par là du judaïsme légal de cette époque, qui, dans des cas déterminés, prescrit le serment, qui a des dispositions légales pour protéger la propriété privée, qui préconise le mariage, afin que les hommes puissent « croître et se multiplier )>.
Mais il semble que le dogme fondamental du christianisme, celui de la filiation divine de Jésus, vient également des exagéra- tions mystiques des Esséniens, car, au fond, cette conception signifie que le Christ est d'essence divine et dépasse de beaucoup les dénominations de « fils de David » ou de « fils de l'homme », qui sont employées le plus souvent pour le désigner dans les deux Evangiles ci-dessus nommés. Le grand-prêtre Gaïphe est tout à fait dans la question lorsque, dans l'interrogatoire de Jésus, tel qu'il est raconté par les Évangiles, il adresse à Jésus cette question : <( Es-tu le Christ, fils de Dieu? » Là était véritablement le point sensible de la situation, et c'est pourquoi les membres du tribu- nal, après avoir entendu l'aveu de Jésus, déchirèrent leurs vête-
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inents. S'il s'était donné simplement comme le Messie, fils de David, il n'y aurait pas eu de raison de le citer devant le tribu- nal. Mais la qualité de fils de Dieu était tellement en opposition avec la conception de Dieu d'après le judaïsme, qui n'admet pas qu'il puisse y avoir une ombre de ressemblance entre Dieu et l'homme, que les juges, pour rester fidèles à la loi^ furent obligés de blâmer qu'il prît ces dénominations au moins équivoques. Il est donc surprenant au plus haut point qu'une telle sublimation d'un homme jusqu'à la participation avec la Divinité, que ce soit homousia ou liomoioiisia, ait pu se former dans le judaïsme même.
C'est chez les Esséniens, si je ne me trompe, qu'il faut chercher l'origine de cette idée. Josèphe raconte qu'ils professaient pour le législateur Moïse une vénération si extraordinaire, qu'elle ressem- blait à la vénération qu'on a pour Dieu, et qu'ils punissaient celui qui blasphémait le nom de Moïse comme un blasphémateur de la Divinité *. Cela montre bien, il semble, que les Esséniens ont élevé Moïse par-delà la sphère de l'humanité et l'ont rapproché si près de la Divinité, qu'ils le révéraient presque à l'égal de Dieu. Il y a déjà là une sublimation de l'homme. Il est vrai que l'Écriture sainte en avaif fourni le prétexte, en plaçant Moïse au-dessus de tous les prophètes^ en disant qu'il a vu la Divinité face à lace, et qu'il était à ce point au-dessus de la nature humaine ordinaire, qu'il a i)u passer quarante jours sans manger et boire. Cette excep- tion à la nature humaine, peu choquante pour des esprits naïfs, dut être expliquée lorsqu'on commença à réfléchir. Comment un homme pouvait-il parvenir au point de s'entretenir avec la Divi- nité face à face? Cela ne pouvait se comprendre chez Moïse que si ce grand prophète, l'intermédiaire de la Révélation, participait lui-même, en quelque sorte, de la nature divine -. C'est la môme réflexion que firent les Esséniens et qui prouve que leur mysti- cisme était un fruit de la logique : le législateur Moïse, l'organe de la Révélation, méritait la plus grande vénération après la Divinité, puisqu'il était d'une nature semblable à celle de la Divi- nité ou des anges. Les Pharisiens, et encore moins les Sadducéens, n'admettaient pas cette sublimation de Moïse.
* Josèpiic, 7?. y., II, S, 9 : Ic'rîa; oà [léyicrTOv 7:ap' aO-ot; [Xêrà tôv Osov, tô &vO[Aa Tou vo[j.oO£Tou. Kal àv p),aGçrj[j.r,cY) xi; £i; toOtov, y.o) 6iX,ta^ax Gavixw.
* Maïinonide, penseur à la loj^itjue serrée, arriva aussi, en cherchant à expliquer le caractère de Moïse, à le placer au-dessus de la nature humaiae et à lui conférer presque la nature divine, ou, du nïoins, la nature des ani::cs. Dans le commentaire sur le Traité de Sanhédrin, chapitre prn, il lait ohscrver : , , , .l^'^m nCTO
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UN MOT SUR LA DOGMATIQUE DU CHRISTIANISME i'RIMITlF 13
Or, voici que, pendant la durée du second temple, se produisit l'attente d'un Messie, annoncé déjà par les prophètes post^^^rieurs à l'exil. Le prophète Malachie avait prédit que le «jour redou- table » serait précédé de l'apparition du prophète Elle. Plus la situation en Judée devint intolérable par l'oppression et la surveil- lance soupçonneuse des Romains, plus vive devint l'attente du Messie, qui délivrerait Israël de toutes ses tribulations. Comment sera faite la personnalité de ce Messie attendue? L'imagination le représenta d'après un patron connu : il sera au moins semblable à Moïse ; Moïse n'avait-il pas annoncé lui-même que Dieu enverrait un prophète semblable à lui ? (Deut., 18, 18.) Or, lorsque Jésus parut, se fit passer dans son milieu pour Je Messie et trouva des adhérents, ceux-ci, avec leurs idées juives, ne virent là que la confirmation de ce que Moïse avait déjà révélé. G'e:>t pourquoi, dans les actes des Apôtres, Pierre et Etienne se réfèrent à ce verset (i^ctes 3, 22 ; 7, 37), et l'Évanojile de Jean rapporte cette parole adressée à Nathanael : « Nous avons trouvé en Jésus de Nazareth celui dont Moïse a parlé » (Jean, 1, 46). Jusque-là la croyance au Messie n'avait pas dépassé les limites des idées juives. Le Messie qui apparaît est semblable au prophète Moïse, et, par suite, plus grand et plus important que les autres prophètes, mais il est toujours encore dans la sphère de l'humanité. Il n'y avait qu'un seul signe qui manquait pour authentiquer la messianité de Jésus, c'était la venue de son précurseur Elle ; mais on se tirait de cette difficulté, en attribuant à Jean-Baptiste, qui avait été, lui aussi, un zélateur, le rôle d'Elie.
Ce sont les excès de l'interprétation biblique, dont on ignore si elle est née à Alexandrie ou à Jérusalem, et qui voulait tout expli- quer, per fas et nefas, qui ont fourni le prétexte de cette erreur dogmatique. Les images poétiques de l'Ecriture sainte, surtout dans Isaïe et les Psaumes, que les contemporains comprenaient fort bien, étaient pour les générations suivantes des énigmes inso- lubles. On lisait et interprétait toute l'Ecriture sainte, et comme les images et les allusions qui s'y trouvent n'étaient pas comprises, on les interprétait faussement. Le verset du Ps. ii : « Dieu me dit : Tu es mon fils » fut ainsi rapporté par l'interprétation biblique (agadique) au Messie attendu '. On alla plus loin avec ce procédé naïf d'interprétation à outrance. Parce qu'ils avaient mal compris le chapitre d'Isaïe sur le serviteur de Dieu (52-53), en le rai)por- tant également au Messie, les Agadistes sublimèrent à un très haut degré la personne du Messie. Le verset : « Vois, mon
* Cf. Soucca, 52, et Midrasch sur Psaumes, 2.
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serviteur sera élevé, majestueux et auguste », fut interprété comme ceci par la Agada : « Le Messie sera plus grand qu'Abra- ham, plus élevé que Moïse et plus haut que les anges '. » Ce n'est pas peu dire : car si le Messie a une nature qui dépasse en élé- vation Moïse, et les anges en intelligence, il faut qu'il soit au moins semblable à l'essence divine, homoiousia. C'est le résultat d'une gradation nécessaire d'Abraham à Moïse, de Moïse aux anges, et les dépassant. Quand on eut, en outre, appliqué au Messie le verset : « Tu es mon fils, » les fondements de la dogma- tique chrétienne se trouvèrent achevés. Sans doute, les interprètes agadistes de l'Écriture sainte auraient rejeté dans un cas concret cette conséquence qui approchait du blasphème. Le Sanhédrin a précisément condamné Jésus, parce qu'il s'était appliqué celte sublimation jusqu'à se déclarer fils de Dieu, ce qui, pour le tri- bunal, était un blasphème.
Le fait que les premiers chrétiens ont adopté cette élévation du Messie au-dessus de Moïse et des anges, est prouvé par la parabole ou légende de la scène de la Transfiguration (Mathieu, 17, et pas- sages parallèles). Jésus conduit les trois i)rincipaux apôtres, Pierre, Jacques et Jean, sur une montagne, et les isole de leurs compagnons, parce qu'il suppose qu'ils ont plus de facilité à s'as- similer les idées mystiques. Il veut leur faire voir quelque chose d'extraordinaire, et ils aperçoivent dans une extase Moïse et Elle. Pierre fait cette remarque qu'il faudrait élever trois tentes, une pour Moïse, une pour Elle, une pour Jésus (le Messie). Mais une voix surnaturelle sort d'une nuée lumineuse et dit : « Celui-ci est mon fils bien-ainié, en qui j'ai mis toute mon alfection. » Le sens de cette scène est évident. Au début, Pierre ne donne pas plus d'importance au Messie qu'à Moïse ou à Elie ; le Messie n'est pas plus que les deux autres prophètes. Mais la voix céleste leur ap- prend que Jésus, comme Messie, est de beaucoup supérieur à Moïse et Elie, qu'il est le fils de Dieu, participant de l'essence divine-.
1 Tanr/iauma, éd. Buber, I, p. 70: "nN?;] r^n^") N*C:i ÎDl-l"* "'"n:^ b^:D'<u^ r;:j
' Cet exposé de la révélaliou de Jésus comme uu êlre supérieur a de lanalo^ie avec un autre récit, plus coiilbrme à la vérité historique, parce qu'il n'est pas empreint de mysticisme, mais qui oil're aussi des coulradicLious avec celui-ci. On y raconte [Math., 16, 13) que Jésus, ayant conduit ses disciples dans le territoire de Césaréc de Philippe, leur demanda : « Que dil-oa que je suis, moi ? » Les uns répondirent qu'on le prenait pour Jean-Baptiste, ou pour Élie, ou pour uu prophète. Euiiu, Pierre trouva la définition exacte eu disant qu'il était le ^lessie, hls du Dieu vivant. D'après ce récit, Pierre avait âi'jà antf^ricurcment reconnu lessencfi de Jésus et cela spontanément, sans intervention surnaturelle, et c'est pourquoi Jésus l'eu loua. Mais alors la révélation céleste sortant d'une nuée de lumière et la trau&liguralion qui
UN MOT SUR LA DOCMATIOUE DU CIIHlSTlAiNISME PUIMITIF' 1".
L'interprétation agadique sur le Messie', à quelle hauteur qu'elle le place, n'a pas autrement de portée. C'est une interpréta- tion de l'Ecriture sainte destinée à un cercle de disciples, ou une homélie pour le public ; c'était pur jeu qu'on acceptait ou n'accep- tait pas. Tel interprète explique ce point de l'Ecriture sainte d'une façon captieuse ; tel autre, poussé par la môme manie d'in- terprétation, le rejette justement à cause de cela, comme choquant. Le ^'erset de Daniel, 7, 2 : « Je vis comme deux ' trônes dressés, et l'Ancien des jours s'assit, » a été expliqué comme suit par le célèbre docteur Rabbi Akiba : Des deux trônes, l'un était destiné à Dieu et l'autre à David, c'est-à-dire an. Messie. Là-dessus Rabbi José le Galiléen l'interpella en disant: « ïoi, Akiba, comment oses-tu ravaler au rang de profane Dieu, le Saint ! » Rabbi Akiba avait donc sublimé le Messie et l'avait presque mis au niveau de Dieu, et son antagoniste s'en était formalisé. La sublimation du Messie dans l'interprétation agadique n'était donc pas générale- ment acceptée et encore moins proposée sérieusement, pour l'ap- pliquer à quelque homme en chair et en os.
L'essénisme, au contraire, a pris tout à fait au sérieux la glori- fication de Moïse et sa ressemblance avec Dieu. Il voulait que l'audacieux qui avait tenu un propos injurieux contre le vénéré législateur fût puni de mort. Ce n'était plus chez les Esséniens un expédient de commentateur qui n'excluait pas une autre explica- tion ; mais c'était déjà un dogme. Comme les Esséniens (disciples de Jean-Baptiste) étaient en relation avec les partisans de Jésus, ceux-ci adoptèrent ce dogme, mais ils le dépassèrent en plaçant le Messie, leur Messie, encore plus haut, entre Dieu et Moïse, guidés parl'agadaqui dit que le Messie, désigné aussi par l'Ecriture même sous le nom de fils de Dieu, doit être partout supérieur à Moïse. Les partisans de Jésus firent d'une simple interprétation biblique, sujette à controverse, un vrai dogme. Mais si le Messie est ou fut plus que tous les prophètes, il faut au moins qu'il fasse ou qu'il ait fait au moins autant qu'eux, accompli des miracles, opéré des guérisons et ressuscité des morts. De là viennent les mythes des miracles opérés par Jésus, et que Frédéric Straus a ramenés avec tant de perspicacité aux récits des miracles des prophètes.
H. Graetz.
devait avoir lieu plus tard seront complètement superflues. Le premier récit de l'en- tretien près de Césarée de Philippe peut être historique. Au contraire, l'autre récit de la transfiguration sur une montagne inconnue, à en juger par tout sou contenu, n'est pas historique.
^ Le Talmud, Sanhédrin, 3S b, et Hagiija^ 14 a, suppose la variante 'J'^"^0"12, deux trônes.
OEIGINE DU MOT TALIT
L'origine des mots mérite toujours un sérieux examen ; mais l'étymologie des termes religieux a un attrait tout particulier : en dehors de l'intérêt philologique, qui n'est certes pas à dé- daigner, on aborde, chaque fois, un mystère de l'histoire de la civilisation et l'on résout souvent un problème de théologie. L'a- mour-propre national peut y perdre, la vérité y gagne, et l'on se pénètre de plus en plus de cette idée qu'aucun peuple ne saurait s'isoler, que nul ne vit uniquement de son propre fonds et que chacun emprunte à son voisin.
Le mot n'^b'ij est très remarquable sous ce rapport.
Il n'appartient pas à l'hébreu pur, le Pentateuque ne connaît que son équivalent 'i:;^ (Nomb., xiv). Dans son Neiih. et Chald. Wôrterbuch (1879), M. Lévy, fort de l'autorité de Fleischer, le rattache au radical b'^'^, qui a conquis droit de cité chez les Juifs après le retour de l'exil. On observera, toutefois, que Néhémie, qui s'en sert à propos de rédiOcation d'une porte de la ville (m, 15) : r;jV:3L]''i !ijjn"« Nin, n'a fait qu'em[)runter aux Araméens, ha- biles constructeurs, un terme de couvreur : il leur a pris Je nom avec le procédé *.
bba correspond à l'hébreu bbis, et aucune de ses acceptions ne permet d'en faire dériver directement r\^b'^ : une transition aussi brusque serait encore naturelle, si le substantif existait chez une des peuplades syriennes et avait été ensuite transplanté tout fait dans l'idiome talmudique. Mais il n'en est rien. Il faudrait donc supposer qu'on aurait à un beau moment forgé le terme par un parti-pris inexplicable, attendu que bb'û ne renferme aucun in-
* Les Syriens n'étaient pas seuls à s'en servir : les inscriptions sabéennes, dissé- minées en Arabie, attestent que le verbe D^'Cû était connu dans la Péninsule de loi:gs siècles avant l'ère vulf^^aire et employé, comme au nord, dans le sens de couvrir un édi/îce^ cf. D.-H, Mûller, lijjitjraj)h. Denkm. aus At'db., Wieu, 1889, p. 20, d'après J. Halévy. •
OHIGINK DU MOT TA UT 17
dice qui, en s'appliquant à une toge, réussit à la d^isigner plus spécialement que les mots i:^n et T:bi2'0. En admettant m Ame que la désuétude dans laquelle étaient tombés les termes archaïques les ait fait remplacer par un néologisme araméen, qu'était-il besoin de recourir à un jeu d'esprit aussi violent, que d'aller chercher pour signifier un manteau une racine qui rappelle l'idée de toiture? On eût plutôt pris un mot existant déjà dans le parler populaire, ou plutôt il se lut imposé de lui-môme K Et puis, si n^b:: était réellement araméen, nous verrions, pour le moins, appa- raître à l'origine la forme emphatique Nn-i'^a ; il est vrai que Lévy la produit, mais c'est une formation de son cru à l'effet de donner un corps à la forme hybride r^^^•'':::: {Koh. Rab., 98 d), qui est amenée par la narration en langue vulgaire : n^b:: n'en est pas plus syriaque pour cela, non plus que le mot rnir\ n'est devenu arabe sous la plume de Maïmonide, qui écrit r^-nnbx. La forme môme du mot n^b:: n'est pas insolite ; le nombre des mots se ter- minant en n'' est assez considérable - ; cependant , je ne suis arrivé à relever que ^*n1p^ (le sacrum) qui lui soit exactement semblable K Mais ici I'n emphatique est bien à sa place, et l'on saisit sur le fait le mode de dérivation par le canal de l'adjectif p"!. On serait donc en droit de déduire, par analogie, n^b:: de bb-j par un b:: qui n'existe pas et dont le sens hypothétique m'é- chappe complètement.
De plus, en restant dans le môme ordre d'idées, on est forcé- ment amené à faire de n^b:: un féminin à l'image de tous les substantifs en rr^-. Lévy ne s'en fait pas faute et s'appuie sur des exemples comme ribiD^ n-^b:: et sur les pluriels nT«-ib:3 * et mn-ir::; ce sont